Comment les Japonais coloraient leurs kimonos dans le passé ?

Comment les Japonais coloraient leurs kimonos dans le passé ?

Introduction:

Le kimono, symbole emblématique de l’élégance japonaise, a toujours fasciné par la richesse de ses motifs, la finesse de ses tissus et surtout, la profondeur de ses couleurs. Avant l’apparition des teintures chimiques à la fin du XIXe siècle, les Japonais utilisaient exclusivement des teintures naturelles issues de plantes, d’écorces, de minéraux et parfois même d’insectes. Ces teintures étaient bien plus qu’un simple moyen de colorer : elles étaient chargées de symboles, de rituels, et de savoir-faire transmis de génération en génération.

Une culture de la couleur fortement codifiée

Dans la culture japonaise ancienne, la couleur n’était jamais choisie au hasard. Chaque teinte avait une signification précise et pouvait :

  • Indiquer le statut social (noblesse, classe marchande, artisanat...)

  • Révéler le rôle ou la fonction de la personne (moine, samouraï, artiste...)

  • Refléter la saison ou l’événement (mariage, deuil, festival...)

Certaines couleurs étaient même réservées aux élites, comme le violet, longtemps limité à la cour impériale.

Les grandes familles de teintures traditionnelles japonaises

Aizome (藍染) – L’indigo japonais

L’une des teintures naturelles les plus emblématiques du Japon. Obtenue à partir des feuilles fermentées de Polygonum tinctorium, la teinture indigo était très répandue, notamment pour :

  • Ses propriétés antibactériennes et répulsives contre les insectes

  • Sa résistance exceptionnelle au temps et au lavage

  • Son symbolisme de protection, lié à la spiritualité shinto

Elle habillait aussi bien les paysans que les samouraïs, les marchands et les artisans.

Kusaki-zome (草木染) – La teinture végétale

Les plantes tinctoriales étaient au cœur du nuancier japonais. Parmi les sources naturelles utilisées :

  • Beni (紅) : extrait du carthame, pour un rouge clair et vibrant

  • Kihada (黄蘗) : issu du bois de mûrier japonais, pour un jaune doux

  • Kakishibu (柿渋) : teinture à base de kaki fermenté, pour des tons bruns profonds

  • Yamabuki : pour des nuances orangées tirées de fleurs de rosacées

  • Sumac et galle de chêne : pour les teintes noires ou grises

Chaque plante nécessitait un travail de préparation méticuleux, selon des recettes secrètes jalousement gardées dans les ateliers familiaux.

Shibori (絞り) – L’art du nouage et de la réserve

Technique de réserve par ligature, le shibori permet de créer des motifs uniques en nouant, pliant ou compressant le tissu avant teinture. Utilisé souvent avec l’indigo, le shibori produit :

  • Des effets graphiques complexes

  • Des jeux de contraste entre le teinté et le non-teinté

  • Un caractère artisanal et irrégulier qui rend chaque pièce unique

Yuzen (友禅染) – La peinture textile traditionnelle

Apparue à Kyoto au XVIIe siècle, la technique Yuzen consiste à peindre des motifs directement sur le tissu en utilisant une pâte de riz pour protéger les zones non colorées. Elle est reconnue pour :

  • Sa précision extrême, proche de la miniature

  • La richesse symbolique des scènes représentées (fleurs, paysages, animaux mythiques)

  • Son utilisation dans les kimonos de cérémonie et de grande occasion

L’alchimie du geste : un savoir-faire ancestral

Réaliser une teinture naturelle était un art nécessitant :

  • La connaissance du cycle des saisons (récolte des plantes à maturité exacte)

  • La maîtrise de la température, du pH, du mordant et du temps d’infusion

  • Une intuition développée sur l’interaction entre le tissu, la plante et l’eau

Chaque artisan teignait « à l’œil », sans machine, selon son expérience, et les résultats variaient selon l’humidité, la lune, ou même l’état émotionnel du maître teinturier.

La fin d’un monde avec l’arrivée des teintures chimiques

À partir de l’ère Meiji (1868–1912), le Japon s’ouvre à l’Occident et adopte rapidement les colorants synthétiques européens. Leur attrait :

  • Des couleurs plus vives et stables

  • Une production plus rapide et bon marché

  • Une homogénéisation des textiles pour une industrie naissante

Conséquence : les teintures naturelles tombent en désuétude, jugées trop longues, coûteuses, et peu adaptées à une logique industrielle.

Une renaissance contemporaine

Face à la standardisation mondiale, des artisans et designers japonais redécouvrent aujourd’hui la beauté des teintures naturelles. Leur retour est porté par :

  • Une recherche de durabilité et d’écologie

  • Un désir de renouer avec l’héritage culturel

  • L’unicité offerte par chaque bain de teinture

Des ateliers comme Buaisou (Tokushima) ou Somemoyou (Kyoto) remettent au goût du jour l’aizome, le kusaki-zome et le yuzen, avec un public sensible au slow fashion.

Conclusion

Les teintures naturelles japonaises représentent bien plus que des couleurs : ce sont des symboles vivants de la relation intime entre l’homme, la nature et le vêtement. Chaque kimono teint à l’ancienne incarne un fragment d’histoire, un souffle spirituel, et une philosophie où la patience, le geste et l’équilibre prennent tout leur sens.

Un artisan ne disait pas : « J’ai teint un tissu. » Il disait : « Le tissu a accepté la couleur. »

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